lundi 13 octobre 2014

Cabernet et originalité chilienne

Partie I
Partie II
Partie III

Quatrième partie de ma petite série initiée par l'obsession québécoise de la feuille de tomate. Comme je le mentionnais dans la première partie, le problème des arômes végétaux verts en est un de cépages bordelais. Il ne faut donc pas s'étonner qu'une Syrah ou un Pinot Noir ne sente pas le poivron vert, le cassis frais ou la feuille de tomate. Ceci dit, le résultat obtenu dans une dégustation à l'aveugle par le Casa Real, 1999, de Santa Rita, que j'évoquais dans mon texte précédant, m'a amené à faire des recherches impliquant Santa Rita. Au travers de ces recherches je suis tombé sur une présentation de Bian Croser, un oenologue et terroiriste australien réputé (Petaluma, Tapanappa) qui est consultant depuis 2009 chez Santa Rita au Chili. Cette présentation s'intitule "The Noble House of Carmenet" et explique le rôle fondamental du Carmenet, ancien nom du Cabernet Franc, dans l'essence végétale des principaux cépages bordelais, ainsi que celui du Sauvignon Blanc dans le double caractère végétal du Cabernet Sauvignon. On y comprend ce que Croser appelle le "gène vert" pour parler de la nature pyrazinique du Cabernet Franc et du Sauvignon Blanc et de leurs descendants (Cabernet Sauvignon, Carmenère et Merlot).

Pour revenir aux rouges chiliens et de l'obsession de Jacques Benoît pour la feuille de tomate à chaque fois qu'il en parle. La grande majorité de ceux offerts à la SAQ contiennent un des quatre cépages bordelais possédant le gène vert, et de ceux-ci, le Cabernet Sauvignon le possède en double et le Carmenère le possède une fois et demi, car le Cabernet Franc est à la fois le père et le grand-père du Carmenère, qui de ce fait est donc un cépage incestueux... et on comprend mieux pourquoi on le confond parfois avec le Cabernet Franc en Italie. Donc, pour quelqu'un qui fréquente rarement les rouges chiliens, il y a de fortes chances que l'idée qu'il s'en fait soit reliée à des vins contenant un des quatre cépages sus-mentionnés. Toutefois, avec la diversification croissante de l'offre chilienne, il faut cesser de voir les vins de ce pays comme un tout homogène. Noter l'absence d'arôme de feuille de tomate dans un Pinot Noir de Casablanca, serait comme noter l'absence d'arôme de poivron vert dans un bourgogne rouge.

Il peut donc y avoir un caractère végétal dans les vins de cépages bordelais chiliens, comme il peut y en avoir à Bordeaux, ou ailleurs. Ceci dit, la spécificité des terroirs chiliens en cette matière est réelle. Ce caractère végétal s'y exprime de manière particulière. Pourquoi cet arôme de cassis si puissant? Quelle en est l'explication? M. Benoît nous bassine avec des explications d'un autre temps, comme les rendements trop élevés où l'irrigation trop généreuse. Il y a longtemps que les chiliens ne commettent plus d'erreurs aussi basiques quand il est question de la production de vins se voulant qualitatifs. Les rendements sont contrôlés, l'irrigation se fait au goutte à goutte et la densité du feuillage est contrôlée. Alors qu'est-ce qui distingue le Chili du reste du monde? Il y a bien sûr la végétation environnante (eucalyptus, boldo) qui peut transmettre des arômes végétaux aux vins, mais ceux-ci sont plus en fraîcheur qu'en verdeur. Donc, qu'est-ce qui distingue le Chili? Évidemment, il y a le fait que le Chili soit le seul pays au monde où la viticulture se fait très majoritairement avec des vignes non greffées. En ce sens, le Chili est le lieu privilégié pour produire des vins vraiment naturels. Depuis que je m'intéresse au Chili, j'ai beaucoup lu à propos de cette particularité fondamentale du pays de pouvoir produire des vins à partir de vignes sans porte-greffes. On parle toujours du cataclysme qu'a supposément été l'arrivée du phylloxéra en Europe à la fin du 19ième siècle. Mais ce présumé cataclysme n'aurait-il pas plutôt été un pas en avant pour la viticulture mondiale? Le choix d'un porte-greffe bien adapté au lieu et au cépage est fondamental pour tirer le meilleur de la vigne et du terroir. En ce sens, le greffage apporte une adaptabilité que ne présentent pas les vignes non greffées. Sans greffage on plante une vigne où tout vient d'un bloc, les racines et le cépage, avec une seule génétique. L'avantage du greffage, c'est de faire pousser des vignes avec deux génétiques, une pour les racines, et une autre pour le reste, le cépage. Cela permet une bien plus grande adaptabilité. On peut choisir un cépage adapté au climat, et un porte-greffe (des racines) adapté au type de sol. En outre, le choix du porte-greffe permet aussi de contrôler la vigueur de la vigne en fonction du sol, ce que ne permet pas la plantation sans greffage. Dans ce cas, si les racines d'un cépage donné sont mal adaptées à un type de sol, il faut faire avec ou planter un autre cépage à cet endroit. Donc, dans un cas de figure idéal ou les racines d'un cépage sont bien adaptées au type de sol, et ce sous un climat qui sied bien au cépage, le Chili possède un avantage en ayant la possibilité de planter sans greffage. Mais hors de ce cadre idéal, il est désavantagé, surtout que le pays s'est concentré longtemps sur les cépages bordelais, ce qui enlève aussi de la capacité d'adaptation. Heureusement, on plante maintenant une bien plus grande variété de cépages au Chili, ce qui permettra de meilleurs mariages cépage/terroir dans des climats et des sols moins adaptés aux cépages bordelais. Pour l'instant toutefois, l'absence de greffage des vignes me semble un des facteurs pouvant expliquer la typicité chilienne.

Il y a aussi un autre facteur qui distingue beaucoup de terroirs chiliens, soit l'amplitude thermique très grande entre le jour et la nuit. Ce phénomène est surtout présent à proximité des Andes et sur le versant intérieur de la chaîne de montagnes côtières. Il peut y avoir des amplitudes thermiques allant jusqu'à 20 degrés Celcius entre le maximum le jour et le minimum la nuit. Cette particularité climatique a un impact important sur la physiologie des vignes et par conséquences sur la nature des raisins qui en sont issus. Cette présentation vidéo de Brian Croser explique très bien le phénomène et devrait être regardée par tout amateur de Cabernet Sauvignon. C'est vraiment très instructif. Dans une autre présentation vidéo M. Croser décrit le Cabernet chilien cultivé sur ses propres racines comme quelque chose d'unique qui peut rivaliser avec ce qui se fait de mieux ailleurs au monde. Il note aussi que l'arôme de cassis est un trait important qui définit ces vins. Finalement, il décrie aussi la matrice complexe de climats et de sols qu'offre le Chili et les nombreuses possibilités que cela permet.

Quand on voit quelqu'un de sérieux comme Brian Croser s'intéresser au Chili, quand on voit les efforts déployés pas une maison comme Santa Rita pour aller de l'avant et toujours mieux comprendre le potentiel vinicole de ce pays, il est frustrant de lire un texte empreint d'ignorance du sujet, comme celui de M. Benoît, qui a initié ma réaction. L'exemple de Brian Croser et Santa Rita est loin d'être unique. Les experts étrangers sont nombreux à être attirés par le Chili et il s'y fait un travail de développement très sérieux à l'instigation de producteurs qui refusent de s'asseoir sur leurs acquis. Le Chili avec sa matrice complexe de sols et de climats, ainsi que sa flexibilité unique quant au mode de plantation des vignes est un cas unique dans la viticulture mondiale. Il n'est donc pas surprenant que ses vins puissent être originaux, de grande qualité, et de plus en plus diversifiés.

5 commentaires:

  1. Petit tour sur le forum 'La paulée en ligne' et voilà que je tombe sur cette note de dégustation récente d'un membre:

    1997 Viña Almaviva S.A. Almaviva (Chile, Maipo Valley, Puente Alto)

    une belle couleur Grenat avec un léger tuilé, coté viandeux, vieux cuir et de tabac. En bouche, un mariage équilibré de végétal,d'épice, de bois et de fruit. Quel vin!

    servi à l'aveugle lors d'une dégustation de Bordeaux.
    Quel pirate, il fut, tout le monde était à Bordeaux.
    Pour l'un, un Sociando-Mallet d'un belle année, pour les autres un grand Bordeaux.
    C'est vrai que c'est un partenariat entre le Baron Philippe de Rothschild et de Viña Concha y Toro.

    http://www.lapaulee-enligne.com/t3238-semaine-du-5-octobre-2014

    Je sais que je tape souvent sur le clou du potentiel de garde des rouges chiliens, j'ai moi-même surpris de nombreux dégustateurs chevronnés, à l'aveugle, avec des rouges chiliens avec 10-15 ans d'âge, mais j'aime bien quand ça vient de sources extérieures et à l'aveugle.

    L'originalité chilienne dont je parle dans mon texte est valable pour des vins encore assez jeunes. Plus le temps passe et plus les rouges chiliens perdent cette originalité pour rejoindre un profil plus classique, d'où l'intérêt d'en mettre au cellier, et pas juste des vins de luxe comme Almaviva. Il y a des vins de 20$ qui vieillissent tout aussi bien.

    Claude

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  2. Le message commencerait-il à passer? Enfin une note de dégustation de Jacques Benoît sur un rouge chilien sans mention directe de la fameuse feuille de tomate. M. Benoît utilise plutôt l'euphémisme "note végétale intempestive", et une fois encore pour nous dire qu'il n'y en a pas dans le vin dont il parle. C'est beau de définir un vin par ce qu'il n'est pas....

    Claude


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    Vallée de Colchagua 2012 Cuvée Alexandre Cabernet Sauvignon Lapostolle, 25,50$ (10767053)

    Vin rouge du Chili, issu de raisins de l'agriculture biologique, que produit la société française Marnier Lapostolle. Très bien coloré sans que ce soit un vin opaque, il a un bouquet, de fruits noirs surtout, plutôt unidimensionnel pour l'instant, boisé sans excès et (bravo!) dénué de toute note végétale intempestive. D'une bonne concentration, ne manquant pas de corps, ses tannins ont de la fermeté sans être agressifs, avec un après-goût marqué par les arômes propres au Cabernet Sauvignon. Élevage en fûts de chêne français. Très bon. 14,5% (84 caisses). Garde: 2014-2019.


    http://www.lapresse.ca/vins/jacques-benoit/201410/27/01-4812989-le-nebbiolo-un-dur-a-cuire.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_B2_vins_1508967_accueil_POS1



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  3. J'ai lu une réaction à cette série de texte sur FDV. On ressort l'argument qu'on m'a souvent servi que le cassis est un arôme fruité et que la feuille de tomate est un arôme végétal. Malheureusement c'est une simplification qui ne tient pas la route. D'ailleurs, j'ai amené les preuves scientifiques de cela dans la troisième partie de ma série de textes. La molécule responsable de l'arôme de cassis dans le vin rouge est le 4-MMP, la même molécule qui est identifiée comme responsable de l'arôme de feuille de tomate et de buis dans le Sauvignon Blanc. Donc, la même molécule peut être perçue comme un arôme fruité ou végétal selon le contexte et la sensibilité du dégustateur, ou les idées préconçues qu'il peut avoir, et dans le cassis frais il y a un aspect végétal qui demeure même si le fruit est mûr. Il faut bien connaître le cassis frais pour savoir de quoi on parle. On confond trop souvent arôme de cassis frais et arôme de liqueur de cassis.

    Encore une fois, il n'y a qu'au Québec qu'on parle de plant/feuille de tomate pour décrire des rouges chiliens. Ailleurs on parle de cassis. Désolé si ça déplaît, mais c'est la réalité, et selon moi c'est à cause de Jacques Benoît et de son influence grâce à la tribune privilégiée dont il jouit depuis très longtemps. Il a martelé cette chose pendant au moins 20 ans à chaque fois qu'il a parlé d'un rouge chilien, qu'il la perçoive ou non. Cela a fait son chemin. Désolé d'être enflammé dans ma remise des pendules à l'heure. J'aimerais lire des textes aussi fouillés que ceux de cette série de la part de nos chroniqueurs-vin. Au lieu de cela on a souvent droit aux mêmes lieux communs.

    Claude


    http://www.fouduvin.ca/forum/viewtopic.php?f=13&t=27262



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  4. Pour revenir à la réaction à ma série de texte sur FDV. L'arôme dont certains accusent les vins sud-africains, ce n'est pas le goudron ou l'asphalte, c'est le caoutchouc brûlé. Pour moi c'est bien différent. Comme quoi la perception peut varier.

    Claude

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  5. Ceux qui pensent que j'en mets beaucoup quand je parle du francocentrisme au Québec, voire d'eurocentrisme, et partant, de l'obsession de la feuille de tomate quand il est question des vins du Chili ici. Il faut lire cette entrée récente sur le forum LPEL (voir lien au bas). J'ai trouvé vraiment ironique de lire ce texte et son titre car j'ai croisé son auteur il y a quelques années dans une dégustation à l'aveugle entre amateurs où chacun apportait un vin. J'y avais apporté une Syrah, 2007, Elqui, Vina Falernia. Un vin très jeune et très démonstratif avec un profil Rhône nord sur les stéroïdes qui détonnait parmi des vins européens servis. Comme à chaque fois où je suis présent dans ce type de dégustations, certains qui me connaissent cherchent tout de suite à identifier le vin chilien. Le gars avait donc pris le vin qui détonnait du lot et l'avait associé au Chili à cause de ma présence en disant qu'il empestait l'arôme de plant de tomate. Ce qui n'était absolument pas le cas. Les vins de Syrah de Elqui seraient les derniers rouges au Chili qu'on pourraient associer à l'arôme de plant de tomate, mais la suggestion mentale avait fait son effet.

    Vina Falernia est un de ces producteurs emblématiques du Nouveau-Chili et de sa diversité. Je trouve donc ironique de voir que ce gars rapplique aujourd'hui comme s'il avait connu son chemin de Damas et en ramenant cet énorme cliché québécois du plant de tomate qui aurait supposément été dans tous les rouges chiliens auparavant. D'un autre côté, tant mieux s'il a finalement compris ce qui se passe réellement dans ce pays. Mieux vaut tard que jamais.

    Claude


    http://www.lapaulee-enligne.com/t3384-pas-de-tomates-dans-mon-chili


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