vendredi 30 novembre 2012

La théorie du 10%


J'écris de moins en moins sur le vin car j'en ai de moins en moins le goût. Pourtant j'aime encore autant le vin et j'en bois encore de façon régulière. Mais je continue de boire des vins sans prestige et de prix abordables et plus je regarde ce qui se passe dans le monde du vin, plus je me dis que c'est une perte de temps que d'écrire à leur sujet. Disons que je l'ai toujours su, mais dernièrement ce constat s'est imposé à moi avec plus d'acuité. Les lecteurs qui lisent à propos du vin sur internet s'intéressent surtout à des vins renommés et assez chers. Lire sur un vin à 20$ ça ne fait pas rêver la plupart des gens, si bon le vin puisse-t-il être. Comme il est impossible à l'écrit de vraiment transmettre la réalité d'un vin, et comme il est aussi impossible de faire abstraction de son origine, écrire au sujet d'un vin pas cher et sans pedigree attrayant semble être un exercice futile.

Vous me direz que beaucoup de professionnels écrivent à propos de vins de prix abordables. C'est vrai. Mais je pense qu'ils le font par devoir, rarement par envie. Je regardais récemment la liste des vins mis à l'enchère par Monsieur "Papilles et molécules", François Chartier. Une liste qui comportait surtout des vins renommés issus de sa cave. Au vu du contenu de cette liste, il m'était difficile de croire à son enthousiasme pour les vins de 20$ et moins dont il traite pourtant abondamment dans ses guides d'achat. Je ne blâme par vraiment M. Chartier pour cela. Pour tenter de vivre au Québec en écrivant sur le vin, il faut ratisser très large. De plus, la démarche de François Chartier, comme amateur, n'est pas différente de celle de plusieurs passionnés que j'ai eu l'occasion de rencontrer au fil de mes pérégrinations dans le monde du vin. Sauf que ceux-ci prétendaient rarement être enthousiasmés par des vins pas chers.

Au Québec il est donc difficile pour quelqu'un qui écrit à propos du vin, et qui espère en vivre, d'être totalement honnête à propos de ce qu'il aime vraiment en cette matière. On ne peut pas repousser du revers de la main la grande majorité des vins qui sont vendus à notre monopole étatique et consommés par la population en général. Heureusement, il existe des marchés plus larges et plus ouverts où les "winewriters" peuvent vraiment exprimer le fond de leur pensée. Ce fut le cas récemment pour le blogueur britannique Jamie Goode qui concluait un texte incisif en disant que 90% de tous les vins produits dans le monde étaient de la merde et qu'il fallait être honnête à ce propos, avec soi-même, et avec les lecteurs. J'apprécie l'honnêteté de M. Goode. Il exprime clairement ce qu'il pense et c'est très bien ainsi. Son 90% me rappelle un peu le 47% de Mitt Romney lors des dernières présidentielles américaines, sauf que M. Goode n'a pas été piégé à son insu. Il l'a fait candidement et volontairement, ce qui est à mon sens symptomatique. Je pense que son avis est partagé par pas mal de professionnels et d'amateurs passionnés dans le monde du vin, mais ce point de vue dérangeant est rarement exprimé publiquement. En privé, cette expression est souvent faite avec plus de nuances, mais le fond demeure sensiblement le même. Il y a les vins pour la masse, et les vins pour les initiés, les connaisseurs.

Bien sûr, je suis en total désaccord avec ce point de vue. Surtout que les vins qui peuvent être associés au mot merde, ceux qui sentent le fumier, le crottin de cheval, je les ai toujours rencontrés dans le 10% de la production que M. Goode vénère. À ce sujet, il était intéressant de lire ses commentaires récents à propos du Château Musar, 2004. Je traduis librement :

"Musar 2004 – le millésime courant d'un vin qui divise l'opinion. J'aime. Même si Musar n'est pas considéré comme un vin naturel, il est pas mal naturel. Il possède de folles saveurs inhabituelles. Pour les puristes, c'est un vin défectueux, avec de l'acidité volatile et de la brett en abondance et un peu d'oxydation. Mais allié à un doux fruité, toutes ces saveurs se combinent harmonieusement, il est délicieux et peut vieillir. Tout le monde a aimé"

Cet exemple boucle la boucle pour moi à propos de mon désaccord avec la théorie du 10% qui symboliserait le monde du vin qu'on dit fin. Musar est un vin fort apprécié par ceux qui adhèrent à cette théorie du 10%, même s'il est réputé pour ses défauts œnologiques. Pour moi ce vin est le symbole d'un discours défaillant même s'il est souvent exprimé avec honnêteté. Dans un monde où bien des amateurs qui se pensent éclairés nous assomment à coup de terroir, un vin emblème comme Musar invalide ce propos. Ce que Musar symbolise, c'est l'antithèse du vin de terroir. L'acidité volatile, les arômes de bretts et l'oxydation, n'ont rien à voir avec le terroir de la vallée de la Bekka. Au contraire. Ce sont des caractéristiques qu'on peut obtenir partout dans le monde et qui s'acquièrent après l'élaboration de base du vin. Ce type de profil s'obtient à cause de choix humains qui interviennent après la fermentation alcoolique, non pas à cause de la nature du lieu où les raisins ont été cultivés.

J'apprécie donc l'honnêteté de quelqu'un comme Jamie Goode qui dit tout haut ce que plusieurs pensent tout bas. Cependant, je trouve son raisonnement invalide et très condescendant, en plus d'être déprimant. Pour moi il exprime un dédain pour le vin en général que j'ai de la difficulté à accepter venant de gens qui se disent passionnés par ce liquide. Je trouve qu'on confond tout, mauvais vins et vins propres. Ces vins non altérés reflètent bien mieux leur terroir que ne le font ce que j'appelle les vins-fromages, les vins-Roquefort. Ces vins qui tirent plus leur caractère de l'action de micro-organismes à l'action secondaire que du lieu d'où ils proviennent. Il me semble qu'il y a souvent chez les gens qui dégustent beaucoup, professionnels et amateurs passionnés, une lassitude, un ennui, face au jeune vin qui ne fait que goûter ce qu'un bon jeune vin doit goûter. Cela expliquerait pourquoi on a plus de respect pour les vins qui se démarquent au plan aromatique, que ce soit dû aux caractéristiques apportées par l'âge ou par l'action secondaire de microorganismes.

Désolé d'écrire si peu souvent et d'y aller d'un texte qui peut sembler bien négatif. Ce n'est pas une expression de mépris envers quiconque, mais plutôt le reflet d'une lassitude, quoique si vous lisez bien, vous y verrez quelqu'un qui persiste à aimer ce jus de raisin simplement fermenté qu'on appelle le vin.


6 commentaires:

  1. M. Goode voulait peut-être dire ennuyant (dull).
    Le Musar contiendrait un niveau trop élevé de carbamate d'éthyl selon la SAQ qui le refuse.
    (http://vinquebec.com/node/7223)


    Persistez, Monsieur Vaillancourt.
    Vos propos sont très pertinents.

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  2. Bonjour M. Gagnon,

    M. Goode parle de vins abordables, déprimants, de vins qui ne goûtent que le vin, de vins à propos desquels il y a peu à dire. Il conclut ensuite de façon outrancière avec son 90% de vins de merde. Tout est là pour moi. Le vin qui ne goûte que le vin, pour lui, c'est de la merde. Il préfère les vins qui goûtent autre chose que le vin, en ce sens son amour pour Musar est très cohérent. À trop déguster de vins, on en vient parfois à perdre la fraîcheur du regard.

    Claude

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    1. s.v.p.ne nous privez pas de vos judicieux commentaires et de vos connaissances si chèrement acquises au fil de vos dégustations,lectures,voyages ,etc...

      Vous êtes une source d'inspiration et d`informations priviégiée pour l'humble amateur que je suis et pour plusieurs autres j'en suis certain.

      Au plaisir de vous lire de nouveau,

      Charlyboy

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  3. Salut Charlyboy,

    Merci pour tes bons commentaires. C'est vraiment apprécié.

    Claude

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  4. Bonsoir M. Vaillancourt,

    Comme les autres, je ne peux que vous encourager à continuer à écrire. Je vous lis pour de nombreuses raisons : commentaires à la fois techniques - donc relativement objectifs - et personnels, point de vue décalé et original, mais aussi parce que justement, vous n'écrivez pas à propos de vins que je ne goûterai jamais.

    Je peux lire un de vos articles et aller trouver la bouteille pour essayer, ou encore boire un vin et vérifier ensuite si vous en avez déjà parlé.

    Franchement, cela m'intéresse bien plus que de savoir si le dernier millésime est réussi chez Mouton-Rothschild...

    Au plaisir,

    JB

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  5. Salut JB,

    Merci pour les encouragements. Je suis peut-être juste dans un passage à vide. L'avenir le dira.

    Claude

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