jeudi 2 octobre 2014

Oubliez l'arôme de feuille de tomate et découvrez celui de cassis frais!

Désolé de revenir encore une fois sur ce sujet, mais j'ai finalement trouvé une référence importante qui permet de jeter une lumière nouvelle sur cette question d'arôme de feuille de tomate. Combien de fois, lors de dégustations de groupe où l'on discutait entre amateurs et qu'on me ramenait cette histoire d'arôme de plant ou de feuille de tomate à propos des rouges chiliens, je répliquais qu'il y avait méprise et que l'on confondait avec l'arôme du cassis frais. J'avais beau répéter que les rouges chiliens, en particulier ceux de Cabernet Sauvignon, étaient ceux qui de par le monde exprimaient l'arôme de cassis avec le plus d'intensité, je n'arrivais jamais à convaincre. J'étais pourtant convaincu que mon nez ne me trompait pas.

Des lectures récentes m'ont finalement permis de comprendre que j'avais raison, et que tout ce débat en est un de perception face au caractère de cassis très puissant de plusieurs rouges chiliens. Comme je l'ai déjà mentionné, l'arôme de cassis est généré dans le vin par une famille de molécules soufrées comprenant un groupement chimique appelé thiol (SH). Le thiol est l'analogue soufré de l'alcool (OH), où un atome de soufre remplace un atome d'oxygène. Toujours est-il que ces molécules soufrées sont bien connues pour être des arômes importants du cépage Sauvignon Blanc. Toutefois, leur rôle dans le vin rouge n'avait pas été expliqué jusqu'à très récemment. Le Sauvignon Blanc étant un des parents du Cabernet Sauvignon, il était fort probable que les mêmes molécules se retrouvent dans les vins qui en sont issus.

D'abord, la littérature abondante à propos des arômes variétaux du Sauvignon Blanc m'a permis d'apprendre que deux des molécules thiolées qui y sont associées peuvent être associées à l'arôme de feuille de tomate. La perception varie selon la concentration de la molécule et la palette aromatique spécifique d'un vin donné. Une étude sud-africaine très poussée sur le sujet s'est même servie de dégustateurs entraînés pour reconnaître des arômes en utilisant des vins aromatiquement neutres dans lequel on a fait macérer la source d'un arôme d'intérêt, comme la feuille et la tige de plant de tomate. Cette étude avec ces dégustateurs entraînés à détecter ces arômes a permis d'associer 3-Mercaptohexanol (3-MH) avec l'arôme de feuille et de tige de tomate (voir à la page 73 de ce livre très intéressant sur le Sauvignon Blanc). Il est toutefois intéressant de noter que le 3-MH est aussi responsable, selon la même étude, des arômes associés au pamplemousse, aux fruits de la passion, à la goyave mûre et verte. Il est aussi à noter que la feuille de tomate elle-même contient du 3-MH (page 22).

Le Sauvignon Blanc contient une autre molécule thiolée dont l'arôme peut être associé à la feuille de tomate selon le contexte et les concentrations. Il s'agit du 4-mercapto-4-methyl-2-pentanone (4-MMP). Vin Québec avait déjà référencé un article du magazine suisse Vitis qui indiquait que le 4-MMP pouvait être perçu selon les circonstances comme un arôme de feuille de tomate. Je n'ai pas retrouvé l'article original, mais ce lien confirme la chose, de même que cette autre référence. Toutefois, l'arôme avec lequel on associe le plus le 4-MMP dans le Sauvignon Blanc est celui du buis ou de l'urine de chat. Encore une fois, la perception de ces arômes est une question de concentration, de palette aromatique du vin, et bien sûr, de sensibilité du dégustateur aux différents arômes de la palette. Une sensibilité plus ou moins grande à certains arômes pourra altérer la nature des arômes perçus. La littérature en cette matière montre bien qu'il peut y avoir des effets synergiques entre certains arômes, et qu'au contraire, certains arômes peuvent en masquer d'autres. Cela permet de comprendre que le profil de sensibilité d'un dégustateur n'a pas qu'une application directe, par exemple, une insensibilité à un arôme donné pourra peut-être permettre d'en percevoir un autre qui aurait été masqué si le dégustateur avait été sensible au premier arôme.

Comme je l'ai déjà mentionné, la littérature sur les molécules aromatiques du Sauvignon Blanc est abondante et les premiers résultats de ces recherches remontent à une quinzaine d'années. J'avais déjà pas mal lu sur le sujet, mais il m'était difficile d'appliquer directement ces résultats obtenus sur des vins d'un cépage blanc à mon questionnement sur les rouges chiliens. Finalement, au-delà de mes perceptions sensorielles, cette question c'est éclaircie pour moi lorsque je suis tombé sur le résumé d'un article récent, publié en janvier 2014 par des chercheurs français et qui explique l'origine de l'arôme de cassis dans le vin rouge. Devinez quoi? La molécule responsable de l'arôme de cassis dans le vin rouge est le 4-MMP, supporté par le 3-MH, soit les deux molécules pouvant être associées à l'arôme de feuille de tomate dans le Sauvignon Blanc! Donc, mon nez ne m'avait pas trompé lorsque je disais à mes amis dégustateurs que cette histoire d'arôme de feuille de tomate était une confusion avec un arôme très puissant de cassis frais. Bien sûr, il peut y avoir des différences de perception entre dégustateurs, et il est vrai qu'il y a un profil aromatique propre à beaucoup de rouges chiliens issus de la vallée centrale et de cépages bordelais, mais n'en demeure pas moins que cette histoire québécoise de feuille de tomate associée systématiquement aux rouges du Chili est d'abord et avant tout une histoire de suggestion mentale. C'est un phénomène courant en dégustation de groupe et que j'ai souvent constaté. Il s'agit qu'un dégustateur nomme un arôme qu'il dit percevoir dans un vin donné pour que plusieurs autres dégustateurs du groupe se mettent à dire la même chose. Il semble qu'ici au Québec, Jacques Benoît, avec sa tribune privilégiée, a nommé une perception personnelle et que celle-ci ait été adoptée par plusieurs et que ce soit devenu une étiquette pour plusieurs à apposer aux rouges chiliens fortement marqués par l'arôme de cassis.

Il faut dire que le cassis frais est un fruit très difficile à trouver au Québec. Je lisais même un article, dernièrement, qui disait que la culture du cassis fut interdite aux États-Unis du début du XXe siècle jusqu'à tout récemment car cette plante pouvait transmettre des maladies mortelles pour le pin blanc. Dans le même article on a fait une dégustation comparative de Cabs en les notant sur 10 pour la puissance de l'arôme de cassis. Sans surprise c'est un Cab chilien de la vallée centrale, le "Casillero del Diablo" qui a terminé premier, avec la mention "blackcurrants on steroids". On y apprend aussi qu'à haute concentration, les molécules thiolées responsables de l'arôme de cassis peuvent être perçues par certains comme du caoutchouc brûlé. Il faut se rappeler que l'expression aromatique de ces molécules est reliée à leur concentration et à leur interaction avec d'autres molécules comme les pyrazines. Il faut aussi savoir que ces molécules thiolées, comme le 4-MMP, sont parmi les plus odoriférantes qui existent. Pour illustrer ce fait, sachez que 1 mg de 4-MMP est suffisant pour aromatiser 1 million de litre de vin. Donc, quand on parle de haute concentration aromatique pour ces molécules, on parle en même temps de concentrations infimes dans le vin. C'est d'ailleurs pourquoi elles ont été si difficiles à identifier dans le mélange moléculaire complexe qu'est le vin.

En conclusion, je dirais que l'arôme de cassis frais est assez méconnu au Québec, tout comme celui de bourgeon de cassis, car le fruit est difficile à trouver. Pour ma part j'ai grandi en sentant et en mangeant du cassis à différents stade de maturité. Mon père en avait planté à côté de la maison familiale. L'arôme de cassis frais est différent de celui des liqueurs et crèmes de cassis. Il y a bien sûr une similitude, mais l'arôme frais est inimitable. Finalement, il est à noter que l'oxydation du fameux groupement thiol des molécules comme le 3-MH, le 4-MMP, et d'autres, a pour effet d'annuler leur pouvoir aromatique. Elles deviennent, pour ainsi dire, aromatiquement muettes. C'est pourquoi tant de rouges chiliens âgés déculottent des amateurs de bordeaux à l'aveugle. L'âge, et l'oxydation qui vient avec, neutralisent graduellement le pouvoir aromatique des molécules thiolées qui donnent aux rouges chiliens ce caractère si puissant de cassis en jeunesse. Ainsi, avec le temps en bouteille, ces vins se rapprochent du profil de leurs contreparties bordelaises. Ça explique donc pourquoi les amateurs de bordeaux rouges passent à côté d'un trésor très abordable en ne mettant pas de rouges chiliens en cave. Le Chili est un pays d'extrêmes, et cela se reflète assez souvent dans ses vins.

1 commentaire:

  1. Je suis tombé aujourd'hui sur une description par le blogueur britannique Jamie Goode du Cabernet Sauvignon, Manso de Velasco, 2006, Curico, Torres.

    "Manso de Velasco 2006 Curicó, Chile
    A Cabernet Sauvignon from 100 year old vines from Torres’ estate in Molina, harvested at 4 tons/hectare. Rich, concentrated, ripe yet well defined with grippy blackcurrant fruit. Dense and grippy with some blackcurrant bud notes. Showing cedary richness, and a little bit of evolution. Very effective in this ripe, dense style. 91/100"

    On peut voir l'importance accordée au cassis et bourgeon de cassis. C'est ce que les disciples de Jacques Benoît, ici au Québec, appellent feuille ou plant de tomate. Le contraste est clair.

    http://www.wineanorak.com/wineblog/spain/amazing-wine-lunch-at-torres-with-el-celler-de-can-roca


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